Enquête sur les silences obtenus par l'enseignement et la psychiatrie

12 novembre 2013

1. Le feu sous la cendre

L'ouvrage "Le Feu sous la cendre - Enquête sur les silences obtenus par l'enseignement et la psychiatrie" de Michel J. Cuny - Françoise Petitdemange" a été publié à Lyon en 1986.

Il s'ouvre sur un "Avant-propos" que voici :

     "La maladie, la maladresse et puis l'erreur de calcul, et jusqu'à la faute, la terrible faute d'orthographe qui, de trop se répéter, vous reléguait parmi les exclus du certificat d'études primaires, ne peuvent plus désormais être prises pour autre chose que pour le signe d'une vérité qui, tant qu'il y aura des humains, refusera de se taire.
     Les apprentis sorciers nous ont certes joué un vilain tour. C'est d'avoir tout fait pour que s'effiloche le canevas sur lequel il nous faut tracer, d'une main douloureuse parfois, ce qui nous revient de cette ombre derrière laquelle le discours d'amour vient reprendre son souffle. Mais si les pistes sont brouillées, la chaîne qui nous tient est bien là ; les stigmates laissés par les coups que le hasard n'aura pas été seul à nous assener parlent d'eux-mêmes.
     Sauf à se laisser endormir par les marchands de sommeil qui sillonnent la médecine et tout ce qui lui sert d'antichambre, on ne peut s'empêcher de lancer ce cri comme une menace : qui sont les esclaves et qui sont les maîtres ?
     La question est d'autant plus d'actualité, dans nos sociétés grotesquement démocra-tiques, qu'on voudrait nous faire croire qu'elle n'a plus aucun sens.
     C'est bien à la volonté de répertorier les preuves de sa pertinence qu'on doit le présent ouvrage."

     Les marchands de sommeil, écrivions-nous, Françoise Petitdemange et moi-même, en 1986.

     Depuis - c'était il y aura bientôt trente ans -, les téléviseurs ont bien rempli leur office. Le réveil va donc être très rude, puisque désormais l'économie française court à la crise systémique, sans qu'il soit possible de rien faire pour la retenir.

     Ainsi, dans le domaine de la santé il n'est que de s'interroger sur ce qu'il est advenu des quelques dizaines de milliards qui ont été captés, depuis les années soixante-dix, par le laboratoire Sanofi : combien de médicaments porteurs - non pas d'innovations médi-camenteuses (ce qui est affaire de commerce et de rentabilité) - mais d'améliorations thérapeutiques ? Et pourtant les cotisations sociales ont été soigneusement ponc-tionnées...

Voir : http://unesanteauxmainsdugrandcapital.hautetfort.com

Michel J. Cuny

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2. Corde de pendu

Ce livre, "Le feu sous la cendre", est né dans des circonstances qu'il vaut sans doute la peine de conter...

Ce que Françoise Petitdemange et moi avions déjà fait dans "La clef des champs", ce récit autobiographique que nous avons publié en 1990, et dont voici un extrait :

"À Mâcon, nous nous étions installés dans un hôtel parfaitement minable. C'était les tout premiers jours de juillet 1983 : nous nous préparions à affronter des semaines difficiles. Il fallait limiter les frais au strict nécessaire.
Nous fûmes donc assez satisfaits quand nous pûmes constater que nous n'étions pas tombés dans un hôtel de passe... On voit par là quelle allure l'endroit pouvait avoir. Mais, plus que le décor, c'était le prix qui nous avait dès l'abord inquiétés : il nous paraissait trop bas.
Les jours suivants auraient pu ajouter à notre angoisse, mais nous nous trouvions désormais si bien chez ce vieux monsieur au large sourire que, lorsqu'il nous apprit qu'en raison de notre présence chez lui depuis plus d'une semaine nous allions avoir droit à un rabais qui - était-ce croyable ? - croîtrait dans huit jours, etc..., nous ne trouvâmes rien à lui opposer. Encore heureux qu'il ait fixé un seuil sous lequel il lui serait impossible de descendre
."

1983... Que tout cela est donc loin, désormais. Quant à ce vieux monsieur, il ne peut plus guère être que sous terre. À moins que... la corde de pendu..., ça ne vous évite de mourir avant d'avoir dépassé les cent ans... Dans ce cas, qui sait ?

À suivre...

Michel J. Cuny

3. Naufrage de l'hôtellerie mâconnaise

À relire "La clef des champs", Françoise Petitdemange et moi redécouvrons, trente ans plus tard, qu'il se passait d'étranges choses, en juillet 1983, dans l'ancien fief d'Alphonse de Lamartine... Il y avait d'abord cette dégressivité du tarif hôtelier... Mais lisons la suite :

     "Illico, l'argent économisé fut en partie investi dans l'achat d'un bloc de papier pelure de couleur jaune qui devait nous servir de brouillon pour le gros livre alors en préparation : "Le feu sous la cendre". Certes, la chambre était exiguë, et le mobilier plutôt titubant, mais les premières lignes furent tracées ici, sous une chaleur étouffante, et dans la ferveur d'un départ de marathon...
     Vint alors le temps de la fuite... Et que ceci se soit produit aux environs de vingt-deux heures montre bien les facultés humoristiques de l'hôtellerie mâconnaise... Celle-ci, en cet instant remarquable, était - sous l'espèce de notre vénérable hôtelier - à quatre pattes au milieu de la mare à ce diable de bidet qui, non content de fuir par lui-même, récoltait industrieusement les eaux de ses collègues des étages supérieurs... Passons sur les détails, et venons-en à la question qui nous occupe...
     C'est encore la question de la fuite. Car, dès le lendemain matin, voilà qu'ils nous remettent ça. Le temps de prévenir la "direction", et le raz-de-marée aurait achevé de lessiver le plafond du dessous... Tout à coup chargés de la sauvegarde de l'un des fleurons de l'hôtellerie française, nous bondissons sur le pont : l'un s'efforce de mener à bien les pourparlers avec le tuyau qui, gigotant sous la pression, ne peut s'empêcher d'en recracher quelques morceaux, tandis que l'autre se précipite vers l'étage où il s'agit de brandir l'alarme qui mettra un terme à tous les coupables bains de pieds... Mission accomplie !..."

Pas encore vu la corde de pendu, cependant...

Dans l'affaire Calas, il en avait bien une, pourtant... Celle qui avait servi à étrangler le fils, puisque Voltaire n'aura été, en l'occurrence, qu'un fieffé coquin !... Dont il faudrait ne pas hésiter à prendre la juste mesure...

Pour cela, voir : http://voltairecriminel.canalblog.com

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4. Rien, rien que l'espace d'une malheureuse cloison

C'était donc un temps de franche rigolade, que ce mois de juillet 1983, pour l'écrivaine et l'écrivain que nous étions, Françoise et moi. Voilà, de plus, que nous entamions notre premier livre à rédiger en commun...

Entamer, le mot n'est pas le bon. Il y avait déjà quatre ans que nous avions commencé à nous documenter, à la fois sur l'histoire de l'enseignement et sur celle de la psychiatrie, avec cette rencontre du cent-cinquantième anniversaire de  la loi Guizot sur l'ensei-gnement primaire (1833) et du cent-quarante-cinquième anniversaire de la loi de 1838 sur l'internement psychiatrique.

De fait, la première phrase que nous allions écrire, ici, dans ce très vétuste hôtel de Mâcon, la voici :

"Le 25 juillet 1830, Charles X, roi de France, donnait sa signature à une série d'or-donnances. Parmi les nouvelles mesures, la plus lourde de conséquences était sans doute celle qui allait modifier la loi électorale."

Lourde de conséquences, une autre mesure qui se préparait si près de nous... qui n'en étions encore qu'à une vague affaire de plomberie qui nous avait tout de même un peu mis sens dessus dessous... Ainsi, comme il est écrit dans "La clef des champs" (page 98) :

"Face à de tels événements, on doit bien penser que les quelques mots échangés avec l'occupant de la chambre voisine qui plaisantait sur les "horaires changeants de la marée montante" ne pesèrent qu'assez peu. Pire : le lendemain, arpentant une quel-conque rue, nous n'aperçûmes pas la silhouette sombre qui venait dans notre direction, et il s'en fallut alors de peu que nous n'omissions de répondre à ce salut dont on verra plus loin qu'il s'est inscrit au fer rouge dans nos mémoires réunies.
Le lendemain, qu'était-ce ? Le 14, le 15 juillet 1983 ? La gendarmerie le sait mieux que nous... Quoi qu'il en soit, ce matin-là, nous avions quitté la chambre vers 10 heures. À midi, nous y étions revenus, prêts à reprendre notre tout jeune manuscrit. Revenus, ou presque... Car, avant de pousser la porte, il faut évidemment saluer le... gendarme que voici... Que peut-il bien faire là ?
« Vous n'avez rien entendu, pendant la nuit ?
   - Non...
 »
La porte de la chambre voisine est entrouverte... Un second gendarme... Plus bas, à l'horizontale, une jambe nue...
« Que s'est-il passé ?
    - Il s'est pendu. »
"

Il y aurait donc effectivement... une corde de pendu. Ce que nous aurions évidemment perdu de vue... tant nous n'avions plus d'yeux que pour l'horreur de ces quelques dizaines de centimètres qui nous auront, à tout jamais, permis de côtoyer le pire dans l'ignorance la plus totale d'un compte à rebours si dérisoire et si terrible.

Nous te saluons et te re-saluons ainsi que nous l'avons si souvent fait depuis ce temps, ami inconnu du Mâcon de juillet 1983, notre frère d'écriture, à la vie, à la mort.

Michel J. Cuny

14 novembre 2013

5. Mais ça porte bonheur, bien sûr !

Il s'était donc pendu !

Reprenons la lecture de "La clef des champs"...

"Qui était-il ? D'où venait-il ? Il paraît que l'enquête a fait long feu... Seules certitudes : il avait environ trente-cinq ans, était marié, père de deux enfants, et en instance de divorce... Plus peut-être que l'impression étrange que ne manqua pas de susciter en nous l'idée qu'il était mort de l'autre côté de la cloison, c'est-à-dire à trente centimètres de nous qui dormions du sommeil des innocents, plus que le caractère terrible de cette décision qui va de l'achat de la corde à la réalisation du noeud coulant, plus que cet écart de quelques heures qui s'étend du regard complice, né autour d'une plaisanterie, pour aboutir aux yeux exorbités de l'étranglement terminal, c'est le flou de la silhouette croisée et le son caverneux du salut si peu honoré par nous, qui nous soufflent qu'au jeu de la vie il y a quelquefois maldonne."

Maldonne... À moins que... Pour que la corde soit d'une valeur d'usage bien accordée à sa situation d'emploi, il faut sans doute lui accorder un minimum de réflexion et une somme donnée d'argent. Qui oserait espérer un retour sur investissement quand cet usage se trouve être de donner la mort ? N'y a-t-il pas, là, une forme d'horreur véritablement indépassable ?

"Pas pour tout le monde peut-être, lisons-nous dans "La clef des champs". Mais, en ce qui concernait l'hôtelier, le doute n'était pas permis. Quel mauvais coup !
« Allons donc, nous répondit-il : il ne faut pas vous casser la tête pour si peu... Ça n'est pas le premier.
   - Comment ça ?
   - Depuis que je suis ici, c'est le huitième. Vous pensez si je suis habitué... Encore heureux qu'il n'ait pas fait ça avec un revolver... Il vous aurait réveillés ; et pas que vous ; sans compter que les cloisons ne sont pas très larges... Et puis, tenez, vous savez à quoi ça sert, de la corde de pendu?
    - Non, pas vraiment...
    - Décidément, il faut tout vous dire : ça porte bonheur !... Alors, on la coupe en petits morceaux, et on la vend...
    - Vous ne voulez pas dire que...
    - Mais si, mais si, et vous voulez savoir combien ça m'a rapporté ? Oh, je peux bien vous le dire : 500 francs environ... Mais, si vous en voulez, il est trop tard : ça se vend comme des petits pains, ces machins-là. Je vous assure qu'avec ça, je n'ai jamais eu de problèmes. Allez, bonne journée.
»

N'est-ce pas, qu'on dirait du "Voltaire" ?

Michel J. Cuny

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6. Le feu de la guerre des classes

Françoise Petitdemange et moi avons donc quitté Mâcon un peu plus vite que prévu...

Notre étape prochaine, fixée dès longtemps, devait être Lyon. Le hasard des locations offertes sur les affichages de la place des Terreaux allait nous réserver une vraie surprise : pendant trois ans, nous vivrions là-même où avaient vécu ces personnages dont nous avions commencé à écrire l'histoire dans les toutes premières pages du naissant "Feu sous la cendre" : les canuts.

Comme l'avait écrit le préfet du Rhône des années 1830, Bouvier du Molart :
"[Ces] malheureux, en travaillant dix-huit heures par jour, ne gagnaient pas seulement pour vivre."

Les voici, en 1831 puis en 1834, dressés de toute la hauteur de leur misère contre les autorités, tandis qu'un fabricant - c'est-à-dire l'un de leurs employeurs - ne peut que dire ce qu'il a vu, sans pouvoir cependant en tirer d'autre leçon que la nécessité, pour son camp, de frapper de toutes ses forces sur l'animal devenu sauvage :
"C'était pitié de voir les joues creuses, les teints hâves, la complexion malingre et rétrécie de la plupart de ces malheureux ; l'énergie semblait devoir fuir des corps aussi faibles, aussi peu développés ; mais ces individus étaient réunis, ils étaient organisés, ils formaient un corps compact et les masses ont conscience de leur force." ("Le feu sous la cendre", page 6)

En 1983, il n'y avait plus qu'une France offerte aux multinationales... Un pseudo-socialiste était à la manoeuvre, ayant parfaitement réussi ce qu'il avait annoncé le 12 octobre 1976, lors d'un forum organisé par le magazine L'Expansion :
"Enfin, je pense être en mesure de dire que les masses populaires nous aideront, car nous aurons assez de bonnes raisons à leur donner de s'engager sur la voie d'une gestion raisonnable, avec des efforts à accepter, des sacrifices à supporter. Mais on supporte n'importe quel sacrifice, lorsqu'on a un supplément de salut ! Nous ajouterons un supplément de justice pour faire accepter nos choix." ("Le feu sous la cendre", page 555)

Blum : 1936 et la non-intervention en Espagne.
Mitterrand : 1983 et le tournant.
Frapper la dynamique populaire : voilà la fonction toute spéciale des "socialistes"... qui visent, par-delà, à briser l'âme du peuple de France pour - si peu qu'il s'en écarte - le ramener au plus vite sous les fourches caudines de l'exploitation capitaliste.

Michel J. Cuny

7. Six cent soixante pages

"Le feu sous la cendre - Enquête sur les silences obtenus par l'enseignement et la psychiatrie" a été publié en 1986, après sept années de travail.

Significativement, le voici qui commence, une trentaine d'années plus tard, à pouvoir faire entendre sa voix... parce qu'il y a, désormais, des oreilles pour l'entendre. Le mode capitaliste de production et d'échange a cru pouvoir se passer de l'extorsion de la plus-value : il n'avait plus besoin d'y songer ; la richesse lui tombait sous la main de toutes les façons possibles ; rien que du loto... Balayés, les ouvriers, et balayés, les commu-nistes... Balayée, l'U.R.S.S., et balayée toute l'analyse marxiste ! Balayés, le maté-rialisme dialectique et le matérialisme historique ! Balayé, à la même occasion, le travail de Jacques Lacan où l'on peut pourtant lire :

"Car ni Socrate, ni Descartes, ni Marx, ni Freud, ne peuvent être « dépassés » en tant qu'ils ont mené leur recherche avec cette passion de dévoiler qui a un objet : la vérité." (Écrits, page 193)

Et c'est encore de Karl Marx que Jacques Lacan affirme "qu'une part du renversement qu'il opère à partir de Hegel est constituée par le retour (matérialiste, précisément de lui donner figure et corps) de la question de la vérité". (Écrits, page 234)

Ainsi, à croiser les travaux de Jacques Lacan avec ceux de Karl Marx, "Le feu sous la cendre" s'achève-t-il sur cette phrase :

"À chacun de prendre ici la mesure de son bon sens, c'est-à-dire de la chaîne qui le tient, et de parier peut-être sur ces mots d'amour qui ne sont d'abord que des balbu-tiements proférés dans le champ clos de la lutte des classes."

Mots d'amour ? Cette vidéo, par exemple.

Michel J. Cuny

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8. Qu'est-ce qu'une nation ?

4 - Le F

           

 

 

          Michel J. Cuny - Françoise Petitdemange

                          Editions Paroles Vives

                   (initialement Cuny-Petitdemange)

                                       1986

                         (660 pages, cousu, 31 €)

 

                     Pour atteindre la page

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"Qu'est-ce qu'une nation ?"... C'est effectivement la question à laquelle "Le feu sous la cendre" s'efforce d'apporter une réponse.

Allons tout de suite à l'essentiel : par nation, en France, il faut entendre l'ensemble de la population native du pays et rassemblée sous la classe bourgeoise. Tout ce qui est dit "national" s'entendra donc ici comme ce qui n'existe que sous la domination des propriétaires des moyens de production et d'échange. Nous laissons à d'autres le soin de s'égarer avec d'autres façons d'interpréter le même terme.

Ainsi, au coeur même de la notion de "nation", il y a ce qu'a très bien perçu Saint-Marc Girardin lorsqu'il écrit, le 8 décembre 1831, dans le Journal des Débats, à l'occasion de la première révolte des canuts de Lyon :

"Il ne faut rien se dissimuler ; car à quoi bon les feintes et les réticences ? La sédition de Lyon a révélé un grave secret, celui de la lutte intestine qui a lieu dans la société entre la classe qui possède et celle qui ne possède pas." ("Le feu sous la cendre", page 9)

Il ne s'agit évidemment ni de posséder sa chemise ou pas. Ni de posséder les fruits de son labeur, ou pas. Il s'agit d'appartenir à la classe qui accapare les outils de production et d'échange, et qui vit de cet accaparement parce qu'il existe, en face d'elle, une classe qui, sans ressource autre que de proposer sa force de travail, doit travailler pour vivre, c'est-à-dire offrir l'usage de ses capacités physiques, psychiques et intellectuelles pendant un certain temps quotidien, et contre un salaire qui a, pour caractéristique essentielle, de jouxter le minimum vital. Voilà ce qui fait la fondation d'un pays vivant sous l'emprise du mode capitaliste de production. Voilà ce que doit couvrir l'idéologie de la "nation".

Or, Saint-Marc Girardin, lui, ne s'y trompe pas :

"Notre société commerciale et industrielle a sa plaie comme toutes les autres sociétés ; cette plaie, ce sont ses ouvriers." ("Le feu sous la cendre", page 9)

Sans quoi, elle serait un véritable paradis... C'est ce qu'à compter de 1983, les heureux du socialisme mitterrandien ont fini par croire plus fortement que jamais : le parti communiste était rompu.

Michel J. Cuny

15 novembre 2013

9. Une limite tracée avec du sang

Dans toute société de classes, la frontière qui sépare les deux classes principales est marquée de sang. Les années, les décennies, puis, parfois, les siècles passant, il se peut que ces traces de sang n'apparaissent plus qu'aux yeux des personnes, des familles, ou des clans "informés". C'est toute la question de la lisibilité du présent.

La révolte des canuts de 1831 à Lyon a été, pour Saint-Marc Girardin, l'occasion d'établir un parallèle avec le temps des grandes invasions. C'est dire la violence des processus qui étaient à l'oeuvre sous ses yeux, et dans notre pays :

"Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ; et ces Barbares, il ne faut point les injurier ; ils sont, hélas! plus à plaindre qu'à blâmer : ils souffrent ; la misère les écrase." ("Le feu sous la cendre", page 9)

Nous avons, aujourd'hui, nos banlieues... Mais l'époque n'est plus du tout la même.

Alors, qu'en était-il des Barbares établis sur les pentes de la Croix-Rousse en 1831 ? Continuons à suivre le propos de Saint-Marc Girardin :

"Comment ne seraient-ils pas tentés d'envahir la bourgeoisie? Ils sont les plus forts, les plus nombreux ; vous leur donnez vous-mêmes des armes, et, enfin, ils souffrent horriblement de la misère. Quel courage, quelle vertu il faudrait pour ne pas céder à la tentation! Et ces hommes à qui il faudrait tant de vertu, tant de réserve, ce sont des hommes que la société a laissés pendant longtemps sans instruction. Elle ne leur a pas donné la lecture qui pouvait les éclairer, les instruire, les civiliser, et elle leur donne des armes!" ("Le feu sous la cendre", page 9)

Nous le voyons, selon Saint-Marc Girardin, pour qu'ils restent bien à leur place, à la place que leur assigne le mode capitaliste de production, les Barbares lyonnais de 1831 auraient eu besoin de "vertu" et de "réserve", ce qu'il est possible de leur fournir - selon lui - en leur apprenant à lire, de sorte  qu'ensuite, ils puissent s'éclairer, s'instruire et se civiliser...

Ce qu'en bonnes Françaises et bons Français, travailleuses et travailleurs salariés, nous sommes parvenus à faire, tandis que peu à peu les générations qui nous ont précédé(e)s se faisaient dépouiller de leurs instruments de production : petits paysans, artisans villageois, etc... Une nation, quoi.

Michel J. Cuny

 

10. "Et du sang, du sang partout !"

En 1833, la Chambre des pairs met à son ordre du jour le débat sur l'interdiction des sociétés mutualistes ouvrières. En février 1934, contre les articles 414 et 415 du Code pénal qui divisent "les citoyens d'une même cité en deux classes, l'une de maîtres, l'autre d'esclaves" et contre la suppression de l'entraide ouvrière, la grève générale est votée par la Fabrique lyonnaise.

Dans le journal la Glaneuse, Pierre-Antide Martin écrit :

"Citoyens, ce n'est pas seulement notre honneur national et notre liberté qu'ils veulent détruire, c'est notre vie à tous, notre existence qu'ils viennent attaquer. En abolissant les sociétés, ils veulent empêcher aux ouvriers de se soutenir dans leurs besoins, dans leurs maladies ; de s'entraider surtout pour obtenir l'amélioration de leur malheureux sort !" ("Le feu sous la cendre", page 12)

Après l'intervention militaire, l'abbé Pavy, futur évêque d'Alger, décrit ce dont il a été témoin dans l'église lyonnaise des Cordeliers :

"Des cadavres sanglants et défigurés par le feu, le fer des baïonnettes, des débris d'armes, de piques, de vêtements, les troncs brisés, les autels, les tabernacles, les portes des confessionnaux abattues, des sodats rouges de fureur (quelques-uns d'ivresse...) ou noirs de poudre, des brasiers encore ardents, une épaisse fumée dans toute l'étendue de l'église, un bruit confus, affreux de voix, de cris, de plaintes, de blasphèmes, et du sang, du sang partout !" ("Le feu sous la cendre", pages 12-13)

C'était bien là une façon radicale d'obtenir, des ouvriers, qu'ils acquièrent la "vertu" et la "réserve" nécessaires pour admettre, sans plus autre chose que de vagues récriminations, d'être soumis à l'ordre bourgeois. Mais le répit ne pouvait qu'être de courte durée. Dès 1848, il allait falloir remettre ça.

Mais, cette fois, nous sommes à Paris, et les ouvriers sont bien plus nombreux. D'où la nécessité dans laquelle se trouvait la bourgeoisie de recueillir des forces un peu partout en province. Ainsi est-ce avec joie et soulagement qu'Alexis de Tocqueville, député de la Manche, salue l'arrivée à Paris des quinze cents volontaires accourus de son département :

"Je reconnus avec émotion, parmi eux, des propriétaires, des avocats, des médecins, des cultivateurs, mes amis et mes voisins. Presque toute l'ancienne noblesse du pays avait pris les armes à cette occasion et faisait partie de la colonne. Il en fut ainsi dans presque toute la France. Depuis le hobereau le plus encrassé au fond de sa province jusqu'aux héritiers élégants et inutiles des grandes maisons, tous se ressouvinrent à cet instant qu'ils avaient fait partie d'une caste guerrière et régnante." ("Le feu sous la cendre", page 21)

Voilà donc en quoi consiste le creuset de la "nation"... et le sang qui va s'y déverser une nouvelle fois...

Michel J. Cuny