9. Une limite tracée avec du sang
Dans toute société de classes, la frontière qui sépare les deux classes principales est marquée de sang. Les années, les décennies, puis, parfois, les siècles passant, il se peut que ces traces de sang n'apparaissent plus qu'aux yeux des personnes, des familles, ou des clans "informés". C'est toute la question de la lisibilité du présent.
La révolte des canuts de 1831 à Lyon a été, pour Saint-Marc Girardin, l'occasion d'établir un parallèle avec le temps des grandes invasions. C'est dire la violence des processus qui étaient à l'oeuvre sous ses yeux, et dans notre pays :
"Les Barbares qui menacent la société ne sont point au Caucase ni dans les steppes de la Tartarie ; ils sont dans les faubourgs de nos villes manufacturières ; et ces Barbares, il ne faut point les injurier ; ils sont, hélas! plus à plaindre qu'à blâmer : ils souffrent ; la misère les écrase." ("Le feu sous la cendre", page 9)
Nous avons, aujourd'hui, nos banlieues... Mais l'époque n'est plus du tout la même.
Alors, qu'en était-il des Barbares établis sur les pentes de la Croix-Rousse en 1831 ? Continuons à suivre le propos de Saint-Marc Girardin :
"Comment ne seraient-ils pas tentés d'envahir la bourgeoisie? Ils sont les plus forts, les plus nombreux ; vous leur donnez vous-mêmes des armes, et, enfin, ils souffrent horriblement de la misère. Quel courage, quelle vertu il faudrait pour ne pas céder à la tentation! Et ces hommes à qui il faudrait tant de vertu, tant de réserve, ce sont des hommes que la société a laissés pendant longtemps sans instruction. Elle ne leur a pas donné la lecture qui pouvait les éclairer, les instruire, les civiliser, et elle leur donne des armes!" ("Le feu sous la cendre", page 9)
Nous le voyons, selon Saint-Marc Girardin, pour qu'ils restent bien à leur place, à la place que leur assigne le mode capitaliste de production, les Barbares lyonnais de 1831 auraient eu besoin de "vertu" et de "réserve", ce qu'il est possible de leur fournir - selon lui - en leur apprenant à lire, de sorte qu'ensuite, ils puissent s'éclairer, s'instruire et se civiliser...
Ce qu'en bonnes Françaises et bons Français, travailleuses et travailleurs salariés, nous sommes parvenus à faire, tandis que peu à peu les générations qui nous ont précédé(e)s se faisaient dépouiller de leurs instruments de production : petits paysans, artisans villageois, etc... Une nation, quoi.
Michel J. Cuny